Pour une musique, le comble de l’élégance est d’être posée sur le silence. On devine que c’est aussi le comble de l’inconfort. Avoir la précarité pour partenaire exige des nerfs solides. Une concentration sans faille. Et ce goût du risque à quoi l’on connait les coeurs généreux. Mais le jeu en vaut la chandelle: il n’existe pas un moyen plus sûr d’apprivoiser l’éphémère. de rendre à l’impondérable son poids de réalité. On ne peut pas encore photographier les songes. Avec mille audaces et mille précautions, on parvient à les fixer au moyen des instruments de musique. L’opération consiste à trouver l’équilibre au sein de l’apesanteur. Ou, si l’on préfère, à inventer une forme de gravité qui serait aérienne. Il n’y a pas de musique sans fondations. Lorsque la musique flotte à la surface du silence, les fondations ne peuvent s’élever nulle part ailleurs que dans la conscience des musiciens. Tel est le paradoxe, si l’on ne veut pas qu’à force de légèreté, le discours se volatilise: pour s’exprimer avec la délicatesse vaporeuse que l’on admire ici, de la première à la dernière mesure, il faut déployer une énergie considérable. Rassembler son expérience (elle doit être riche, vaste et variée). Exploiter toutes les ressources du jugement et de la réflexion. Pour commencer, mobiliser ses émotions; leur lâcher la bride sans se laisser déborder par elles un seul instant. L’onirisme, le pouvoir de concrétiser des chimères, des mirages, se paie d’une lucidité à toute épreuve. Il y a plus déroutant. Par exemple ceci: l’impalpable est une spécialité d’homme à poigne. Ou ceci: les murmures réclament une haute éloquence. Ou ceci: on ne joue peu de notes qu’en pensant à beaucoup. Ou encore cela: le secret de la lenteur réside dans une agilité extrême. Sur ces bizarreries repose l’art de Georges Paczynski, Jean-Christophe Levinson et Jean-François Jenny-Clark, dont la passion, la patience, est de surprendre ce qui demeure dans ce qui passe. De révéler, en ce qui s’évapore une densité qu’on ne soupçonnait pas. De pratiquer, enfin, la grâce intensément… Occupation fort inhabituelle! Il ne manque pas de jazzmen charmants – mais la consistance leur fait souvent défaut. D’autres n’ont pas ce travers – mais ils n’échappent à la frivolité qu’en devenant épais. Autant dire que concilier la profondeur et l’aisance (le sérieux de la démarche avec la liberté de l’allure) relève de la gageure. A ceci près que les artisans de Levin’song ont pour l’exploit la plus complète indifférence. Epater n’est pas ce qui les fait courir – ou alors de l’autre côté, à toutes jambes. Ils ne se livrent pas à un assaut de rhétorique: ils parlent. Ils nous parlent. De nous. Dans des mots qui révèlent, impliquent, mettent à nu ceux qui les prononcent. Ce sont les mots d’une spontanéité savante. Les mots d’une innocence qui ne serait pas dupe d’elle-même. Les mots d’un rêve qui ne s’endormirait pas au milieu des ombres. Les mots d’un parler juste que la parlure ne saurait défraîchir. Les mots d’un trouble fabuleusement précis. Georges tire de sa batterie un chant profond, dont la texture fait oublier la matière qu’il travaille. Dans Almayer, son solo sur un tempo pour tant d’autres impraticable (Monk exigeait des batteurs qui auditionnaient pour lui cette confrontation au vertige) dessine une vraie “ folie “ – entendez une de ces architectures qu’habitent la sensualité, la surprise et le raffinement. Chaque fois qu’il prend la parole, Jean-François renonce aux commodités du langage. Il découvre à mesure l’histoire qu’il raconte. Et raconte cette découverte avec le bonheur de qui écouterait son instrument lui faire des confidences. On ne dira jamais assez qu’il est de ceux qui trouvent, à profusion, des choses qu’ils s’imaginent ne pas avoir cherchées. Compose-t-il, improvise-t-il, Jean-Christophe fait glisser des ciels changeants contre des horizons à la dérive. Ce n’est plus seulement un homme qui voyage: c’est le monde autour de lui. Tout un continent a rompu ses amarres et navigue. La mer semble d’huile? Il faut savoir traverser le miroir de la mer. Avec légèreté, toujours. A la légère: jamais de la vie.
Alain Gerber
Levin’song – Enregistré et mixé le 30 & 31 mai 1994 au Studio Acousti (Paris).